S'il y a bien un truc qui me fait invariablement fondre, ce sont les voix féminines : chantantes, seule ou à plusieurs, a cappella ou accompagnées par des musiciens, rien à faire. Chanteuses de musique folk, de new wave, de trip-hop ou de classique... je finis toujours par succomber à leurs charmes de sirènes - voire leurs griffes de velours. Et j'en redemande. (Ma chair est bien faible, décidément.)
Dans un registre bien précis, celui de la "pop à Paris", j'ai un temps cherché, parmi ces innombrables "swinging mademoiselles", celle qui, plus que les autres, saurait accaparer totalement mes sens, me vampiriser, incarner à jamais mon idéal féminin, immatériel, celui que je passerais mes nuits à essayer d'imaginer (le but étant de ne jamais vraiment y parvenir). Cet idéal, je reconnais aujourd'hui ne pas l'avoir trouvé. Toutefois, certaines ont su s'en approcher.
Elle, c'est Léonie. Léonie Lousseau. Mais on la connaît surtout par son prénom. Sa carrière n'est pas d'une longévité enviable ni même exceptionnelle (à peine une demi-douzaine de 45 tours en dix ans mais aucun album) ; elle ne figure pas non plus parmi les méga-canons de beauté que l'époque a vu naître ; pourtant, en dépit de cela, deux ou trois chansons bien placées lui ont suffi pour que le charme fragile de sa voix, parfois plus proche du susurrement "à la Birkin" que du chant, opère. Exemple :
Léonie a toujours été, il faut le reconnaître, bien entourée. Si elle revisite le répertoire de Jean-Claude Vannier ("Je m'appelle Géraldine" ou "L'enfant assassin des mouches"), on retrouve également derrière elle les arrangements du duo Karl-Heinz Schäfer/Christophe - celui-là même d' "Aline" et des "mots bleus", second couteau occasionnel pour l'écurie Motors -, comme sur ce magnifique "Lennon" :
Mais leur collaboration ne durera seulement qu'un temps (grosso modo de 71 à 73, à peine une paire d'années plus ou moins prolifiques). On retrouve ainsi Léonie chanter sur un morceau de la musique du mythique film "Les gants blancs du diable", sorti en 1973 et écrite par le même Schäfer, ou parolière pour Christophe, un an plus tôt, avec lequel elle reste encore en contact. "La fille de la véranda", celle de Julien Clerc - écrite par son propre futur collaborateur, Roda-Gil - : c'est elle. Malgré cela, Léonie n'enregistrera encore guère que deux ou trois singles jusqu'en 1979, collaborant occasionnellement ça et là, avant de disparaître définitivement du circuit pour raisons personnelles, semble-t-il.
La chanteuse s'est faite rare depuis bientôt 30 ans. Comme tant d'autres. Je tiens pour ma part à lui confesser qu'elle aura toujours eu pour moi ce mot de la fin, précieux, un unique vers ô combien désuet, néanmoins de ceux qui m'ont longtemps titillé : "Détricote-moi ma jupe-culotte".
Il
y une paire d’années de cela, Vents d’Ouest a eu l’excellente idée de republier,
sous forme d’intégrale, la trilogique série Inner
City Blues concoctée par Fatima Ammari-B (scénario) et Bruno Thielleux
(dessin), soit une BD en forme d’hommage à un genre cinématographique pour le
moins « exotique » en France : la Blaxploitation. D’ordinaire réservée aux fans de Tarantino et/ou
aux mordus de cinéma de série B (jusqu’à Z) – les uns se retrouvant assez
souvent chez les autres –, le « genre » en question n’avait encore
jamais connu meilleure adaptation dessinée que dans ces quelques 150 pages. Du
moins, pas à mon goût – c’est-à-dire sans excès ni mièvrerie.
« Genre »
à part entière pour les uns, inconnue au bataillon pour les autres, la Blaxploitation ressuscitait donc sous
les traits clairs et « chalandiens » de Brüno (Thielleux), l’intelligence des auteurs leur ayant permis ce sursaut
en se jouant de la plupart des codes et références inhérents à ce pan de la culture
afro-américaine, mais intelligemment ; en posant, avec leurs yeux de
grands enfants, un regard mi-amusé mi-sérieux, mais forcément moderne, sur cette
glorieuse mythologie. Le résultat donné ici se présente donc comme un hommage adulte,
respectueux à tous les niveaux, d’autant savoureux qu’il ne semble pas se
prendre plus au sérieux. Au passage, rejetons toute notion d’« exotisme »,
de « clinquant », de « kitsch » et ce qu’on voudra, au second
plan (même si, visuellement parlant, la plupart de ces symboles demeure omniprésente :
70’s obligent !) : là ne se
trouvaient vraisemblablement pas les intentions premières des auteurs – même si
l’on sent un travail de recherche évident –, et c’est tant mieux.
Pour
ceux qui seraient passés à côté lors de sa sortie, rappelons que l’action se
déroule donc à Inner City, typique metropolis
américaine, en septembre 1972, et que les personnages principaux – deux
frangins, magouilleurs à la petite semaine – se retrouvent enrôlés malgré eux à
un échelon supérieur par un caïd local qui les entraînera, sans leur laisser d’autre
choix, à travers une spirale de violence et de drogues allant crescendo, jusqu’à
leur propre perte. La loi du milieu,
en somme. Il va sans dire qu’il n’y a, dans cette histoire, ni « noir »
ni « blanc ». On regrette un manque de profondeur par endroits, mais qui
n’empêche nullement l’engrenage qui se met progressivement en place de faire
preuve d’une implacable efficacité – les revirements de situation étant au
diapason : ni trop fréquents ni trop spectaculaires. En résumé, c’est léger,
bien ficelé et assez bluffant.
Du
genre ? Vue d’ici, l’intrigue paraît linéaire, manichéenne. (Ce qui, au
passage, lui confère un statut « classique » immédiat.) Ça sent le
règlement de comptes entre gangs en bonne et due forme, comme on en trouve dans
n’importe quelle série B. Là où le scénario bluffe tout le monde (sur la forme,
pas le fond), c’est quand on réalise que ce simple schème se révèle être multiplié
par trois, rejoué dans chaque volume mais toujours selon le point de vue d’un protagoniste
différent : 1° deux frères / 2° un personnage – secondaire ?
– rencontré à la fin du premier volume / 3° « l’employeur » de
la fratrie en question. Preuve qu’il n’existera jamais une seule histoire. Ou plutôt :
si. Trois facettes qui se fondent en une. Trois vues qui aboutiront forcément à
la même conclusion, mais pas pour les mêmes raisons. Et là, ça devient carrément
une excellente série B. Il faut donc se montrer patient avant de savourer
pleinement Inner City Blues. Outre de
divertissantes incartades – des militants de la secte Rahool à l’épisode du succulent « Extra Giant Fat’s Burger’n
big Bacon », entre autres –, tous ces éléments se cousent et se décousent,
s’enchevêtrent ainsi au fil des tomes – ce qui provoque nécessairement quelques
flashbacks –, mais ne permettent au lecteur avide, tout en lui apportant systématiquement
un éclairage nouveau, d’en mesurer réellement la portée qu’à l’issue de
l’ultime opus, une fois les différentes faces de ce Rubik’s cube correctement repositionnées les unes à côté des
autres. En outre, chaque histoire nous ramène toujours irrémédiablement vers le
même climax final, inévitable. Mais là encore, il faut s’attendre à un coup de poker
de dernière minute. Comme dans les films de Tarantino – Pulp Fiction (1994) et Jackie
Brown (1997) en tête –, les auteurs adoptent ici successivement les points
de vue respectifs des personnages de cette triangularité pour ne
donner un sens global à l’histoire qu’en tout dernier lieu. Ce n’est pas
innocent si la filmographie de QT reste largement redevable à ce genre
cinématographique mésestimé (qu’il a depuis contribué à remettre au goût du
jour). De fait, c’est une boucle qui se boucle. Ici, c’est un peu pareil :
la BD rejoint finalement les films qui l’ont nourri. De ceux qu’on hésitera
toujours à classer entre le drive-in
du samedi soir et la sélection officielle du festival de Cannes. Parce que ça a
quand même de la classe. La classe d’une noblesse déchue.
Des
références ? Par bonheur, la scénariste ne se borne pas aux « canons »
black de rigueur. Quelques touches plus personnelles font souvent mouche et non sans humour : les personnages
principaux sont deux frères qui s’appellent tout bonnement Arnold et Willie (fameuse
série homonyme créée par Kukoff, Harris & Kenwith, 1978) ; le caïd,
Yaphet Kotto (acteur noir célèbre pour ses seconds rôles dans des films tels
que Meurtre dans la 110ème rue
(Barry Shear, 1972)). D’un côté, on parle comme dans L’inspecteur Harry (Don Siegel, 1971) ; de l’autre, on regarde
la rediffusion d’Au-delà du réel (série
créée par Leslie Stevens, 1963-1965) à la télévision. On révère le boxeur
George Foreman et on couche avec des prostituées qui se nomment Pamela et
Sue (deux personnages féminins de la série Dallas,
1978)… Enfin, volontiers plus jazz – tendance
free – que funk, on y écoute Max
Roach (We insist ! Freedom now suite,
1960), Jimmy Smith (Rootdown, 1972) et
Sun Ra (Space is the place, rare anachronisme
de… 1973) ! Et l’on va forcément au cinéma voir Blacula (William Crain, 1972). Concrètement, c’est en quelque sorte
l’idée qu’on peut se faire d’une BD « complète », de tous les sens : d’un (9ème)
art « englobant », qui inclurait tous les autres (sculpture et
peinture compris : cf. la séquence du dernier volet, où l’on déambule dans
le musée d’art contemporain, entre les masques africains et… Marcel Duchamp).
Et, personnellement, je ne peux qu’adhérer pleinement à cette philosophie :
un auteur – de BD, de littérature, etc. – se doit d’avoir un tel univers
« total ».
La
Blaxploitation vient de fêter ses
quarante ans. Et c’est le plus sincèrement du monde qu’Inner City Blues – d’après une chanson de Marvin Gaye (sur
l’album What’s going on, 1971) – parvient
à lui rendre un hommage à sa hauteur : fidèle à ses modèles, la bande
dessinée ne déborde finalement que ponctuellement d’un cadre conventionnel mais
n’en reste pas moins un objet à la fois intelligent, plaisant et suffisamment
notable dans le domaine du pastiche pour être apprécié par les aficionados de
culture « bis » comme par
ceux qui rêvent d’y être initiés. Au pire, elle restera une attraction de plus,
dépaysante, vaguement excitante, typique de celles dont l’Histoire de France ne
saura jamais nous fournir semblable exemple. Alors, autant se surprendre à en sourire.